Des salariés toujours plus en quête de sens
Mal-être physique et mental des cadres, désengagement des élites… Le rapport au travail n’a jamais été aussi complexe. C’est ce que révèle une étude récente.
Une relation avec le travail dégradée
Premier enseignement : seuls 21% des knowledge workers français ont une bonne relation avec leur travail (contre une moyenne mondiale de 27%). Or les mauvaises relations avec le travail ont un impact négatif sur le bien-être des collaborateurs. Ce mal-être professionnel se répercute ainsi sur la santé physique (62% se disent affectés) et mentale (pour 55% d’entre eux) des salariés français.
L’étude souligne que les mauvaises relations avec le travail ont aussi un coût important pour l’entreprise : elles se traduisent en effet par une baisse de la productivité et une dégradation de l’engagement. Parmi les knowledge workers concernés, 34% indiquent être « moins productifs », 39% désengagés et 33% avouent se contenter de « faire le strict minimum ». In fine, la majorité des « travailleurs de la connaissance » français dont les relations avec le travail « ne sont pas optimales » envisagent de quitter leur entreprise (71%).
Sens et autonomie
Le HP Work Relationship Index permet de constater que les salariés recherchent avant tout un « travail épanouissant ». C’est particulièrement le cas des jeunes générations : 93% des 18-26 ans et 89% des 27-39 ans.
Parmi les éléments qui contribuent à l'épanouissement au travail, on trouve :
● Le sens du travail : or seuls 28% des knowledge workers affirment trouver du sens dans leur travail ;
● L'équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle : seuls 29% indiquent être capables de trouver un bon équilibre ;
● Enfin, la confiance des supérieurs : ils ne sont que 29% à estimer que leurs supérieurs « leur font confiance ».
Environ 80% des knowledge workers seraient d’ailleurs « prêts à gagner moins pour un travail qu’ils aiment davantage » et qui réponde à ces aspirations. Ils souhaitent notamment pouvoir travailler « où et quand ils le souhaitent » (72%), avec plus d’autonomie et de flexibilité.
Le leadership émotionnel, un nouvel enjeu ?
L’étude se penche sur un autre levier de la relation avec le travail : le leadership. Sur ce point, elle permet de prendre conscience de l'importance de l'intelligence émotionnelle : « salariés comme chefs d’entreprise recherchent une culture d’entreprise qui leur permette d’être eux-mêmes », indique l’enquête.
En France, 57% des knowledge workers souhaitent être encouragés à exprimer leurs émotions au travail. En outre, 66% accepteraient d’être moins bien payés pour travailler dans un environnement où les dirigeants font preuve d’intelligence émotionnelle. D’ailleurs, 74% des collaborateurs réclament des dirigeants « empathiques et vulnérables », capables de créer une culture d'entreprise où chacun « se sent à sa place et peut s'exprimer ». Ils attendent d’eux qu’ils reconnaissent leurs erreurs (73%), expriment leurs faiblesses (70%) et « montrent leurs vraies émotions » (66%).
De leur côté, les chefs d’entreprise reconnaissent la nécessité d'un nouveau type de leadership. Ainsi, la majorité d’entre eux sont convaincus que l’empathie (77%) et l’intelligence émotionnelle (70%) sont des compétences essentielles face aux « nouvelles méthodes de travail ». Malgré cette bonne volonté affichée, 41% des knowledge workers estiment que l’intelligence émotionnelle dont font preuve leurs dirigeants ne répond pas à leurs attentes, et seuls 25% se sentent libres d’exprimer leurs émotions au travail.
Qu’est-ce que ces résultats disent de notre rapport au travail, des attentes globales des salariés, du rôle que doit endosser l’entreprise, mais aussi des relations entre les managers et leurs équipes ? Regards croisés de Cédric Coutat, Président de HP France, et de Danièle Linhart, sociologue du travail.
Qu’est-ce qui a évolué ces dernières années et que met en exergue cette étude ?
Cédric Coutat : Les salariés veulent de plus en plus trouver du sens dans leur travail et ils ont besoin d’être alignés avec les valeurs de leur entreprise. Ce qui nous a particulièrement surpris, c’est la proportion élevée de ceux qui se disent impactés par le travail, à la fois physiquement (62%) et mentalement (55%).
Danièle Linhart : J’ai tendance à relativiser cette idée d’une transformation des attentes car cela fait plusieurs dizaines d’années que les salariés expriment le besoin de se sentir reconnus et de se reconnaître dans leur travail. En 1968, pendant les trois semaines de grève générale, ce qui était revendiqué était : ne pas perdre sa vie à la gagner. La quête de sens existait donc déjà. Chaque nouvelle génération qui arrivent sur le marché est porteuse de ces aspirations. Ce qui a vraiment changé, c’est qu’il y a une individualisation du monde du travail. Ce qui apparaissait auparavant comme des aspirations collectives est désormais vécu sur un plan purement personnel, ce qui rend les salariés plus vulnérables. C’est une épreuve solitaire, ce qui explique l’intensité du ressenti lorsqu’ils disent : mon supérieur ne me fait pas confiance ; je n’ai pas de bonnes relations professionnelles ; le travail n’a pas de sens à mes yeux… Les individus souffrent car ils se sentent isolés et ils ne peuvent pas partager leur désarroi avec les autres.
Le développement du travail hybride, qui a suivi la pandémie, n’a-t-il pas exacerbé cet isolement ?
Danièle Linhart : Oui certainement mais ce qui, selon moi, va bouleverser encore davantage le lien au travail, c’est le rapport à l’écologie ; c’est ce qu’on appelle la révolte des élites, qui ne veulent plus faire carrière dans les entreprises. Cela a été repéré dans les grandes écoles, des étudiants disant : « On ne fera pas carrière, il y a des enjeux plus importants »… La Covid-19 a peut-être renforcé cette tendance, mais elle était déjà là.
Cédric Coutat : Ce qui est certain, c’est que la pandémie en a fait réfléchir beaucoup sur : « Qu’est-ce qui est important pour moi en tant que personne ? » La dimension écologique, mais aussi sociale, répond à cette volonté de donner un sens au jour le jour à son travail.
Y a-t-il aujourd’hui un risque de désengagement des cadres ?
Danièle Linhart : Si les entreprises continuent à ne penser qu’en termes de profits et de rationalité (NDLR : mode de raisonnement ayant pour finalité de maximiser, sous contrainte budgétaire, l'utilité (ou la satisfaction) pour le consommateur, le profit pour l'entrepreneur, ou tout autre objectif qui aurait été choisi), il y a en effet un risque de désengagement des élites et de démotivation des plus jeunes. Ce qui potentiellement met toutes les générations d’accord, c’est la survie de l’humanité. L’entreprise ne peut donc pas ignorer cet impératif, mais cela lui impose de réinterpréter ce concept de rationalité.
Cédric Coutat : On peut, selon moi, continuer à viser le profit et en même temps, faire en sorte que les salariés soient heureux et se sentent bien au travail. Mais il y a indéniablement des progrès à faire : seuls 21% des travailleurs du savoir interrogés disent se sentir bien dans leur travail, ce qui signifie que 79% ne le sont pas. C’est assez effrayant !
Quels sont les principaux enseignements de cette étude ?
Cédric Coutat : Ce qui transparaît, en dehors de ce mal-être, est le besoin d’avoir recours à de nouvelles méthodes de management : 68% des chefs d’entreprises ont conscience qu’ils ne peuvent plus piloter les équipes de la même façon qu’avant et qu’ils doivent insuffler davantage d’intelligence émotionnelle, d’empathie, de transparence, de confiance
mais en parallèle, seuls 20% des salariés voient une véritable évolution des méthodes de management ; autrement dit, 80% des managers n’ont rien changé. Or, avec le travail hybride, on ne peut plus gérer une équipe de la même façon qu’il y a cinq ou dix ans. Un élément ressort tout particulièrement, c’est le manque de confiance. Les salariés ont le sentiment que leurs managers ne leur font pas confiance.
Danièle Linhart : La base du management, c’est justement le manque de confiance : comment gérer, mobiliser et organiser les salariés de manière à ce qu’ils travaillent comme on veut qu’ils travaillent, et non comme ils le souhaitent. Toute l’ambition du management est là : comment asseoir une emprise légitime sur les salariés pour qu’ils travaillent selon les objectifs de la direction.
Par conséquent, quel est le défi qui se pose aux managers ?
Danièle Linhart : Tout l’enjeu est que le salarié ait le sentiment qu’on le respecte dans ses capacités professionnelles. Ce qui fait souffrir les gens, ce n’est pas le manque d’empathie de leurs hiérarchiques mais c’est de ne pas être respecté en tant que professionnel. Seuls 28% des personnes interrogées déclarent que leur travail a du sens à leurs yeux et seuls 31% ont confiance en leurs propres compétences. Cela signifie qu’ils ne disposent pas, selon eux, des conditions nécessaires pour déployer toutes leurs compétences et leur expérience. L’intelligence émotionnelle n’est qu’une façon de masquer les véritables impératifs et enjeux.
Cédric Coutat : Il y a un point important autour de la question de la définition des objectifs. D’ailleurs, chez HP, ce sont les salariés qui définissent leurs propres objectifs pour l’année, en lien avec leur manager. Ensuite, il faut dérouler ces objectifs. Le manager n’a pas à être en permanence derrière le salarié pour vérifier ce qu’il met en place pour les atteindre. Il a davantage un rôle de support : il est là pour l’aider, si nécessaire.
Est-ce suffisant ?
Danièle Linhart : Il faut aussi définir des objectifs collectifs car ce qui est essentiel est de réinsérer du collectif dans l’entreprise. On a été trop loin dans la voie de l’individualisation.
Cédric Coutat : Oui, cela permet de recréer un collectif d’équipe et de réduire la compétition entre des individus d’une même entreprise. Et d’un point de vue business, c’est profitable. Depuis que l’on a mis cela en place chez HP, on a observé une augmentation des parts de marché, aussi bien sur la partie print que PC.
Le travail post-Covid continue d’évoluer, et les attentes des collaborateurs aussi. Les résultats de l'étude « HP Work Relationship Index », publiée en septembre 2023, sont à ce titre éloquents. Menée dans 12 pays, dont la France, cette enquête analyse la relation avec le travail de plus de 12 000 « knowledge workers » (travailleurs du savoir), et de 1204 dirigeants.